Savoir utiliser le mot qui ne « fâche pas ».
Savoir utiliser le mot qui ne « fâche pas ».
Certains mots sont chargés de sens masqué, parfois involontairement négatif, blessant, ou stigmatisant. En les supprimant aussi bien dans les relations avec les interlocuteurs extérieurs que sur le chantier lui-même, on évitera beaucoup de postures ou de comportements négatifs. En voici quelques exemples :
« Insertion » un mot à bannir : comme tout projet d’importance, le chantier de la ligne à grande vitesse devait satisfaire une clause contractuelle prévoyant 10 % d’heures d’insertion. Or, force est de constater que l’image habituelle de l’insertion n’est pas bonne. Pour un chef d’équipe ou de chantier, une personne en insertion est le plus souvent considérée comme une charge. Et pourtant, alors que les 10 % d’insertion ont été très largement dépassés, l’expérience du chantier de la ligne à grande vitesse Tours--Bordeaux démontre que si l’on interdit l’utilisation de ce terme, si les gens du chantier ne savent pas que Untel est « en insertion », s’il ne porte pas sur lui cette étiquette presque infamante, celui-ci sera alors considéré comme un compagnon comme les autres. Mieux : à condition d’avoir été formé, il sera aussi engagé, efficace et apprécié que les autres. Mais comment comptabiliser les heures d’insertion et contrôler la bonne exécution de la fameuse clause contractuelle des « 10 % » sans que les personnes concernées soient individuellement identifiables au niveau du chantier ? La solution fut trouvée avec Pôle Emploi : chaque mois, la Direction des Ressources Humaines envoyait les décomptes horaires de tous les ouvriers sans distinction. Ce sont ensuite les équipes de Pôle Emploi qui comparaient ce document nominatif avec la liste des personnes relevant des critères d’insertion. Il était ainsi possible d’extraire une totalisation des heures d’insertion réalisées et d’en informer le projet par un document non nominatif.
« Décrutement » un néologisme horriblement bureaucratique : les agents de la DIRRECTE utilisaient le terme « décrutement » pour parler de la fin des contrats à durée indéterminée de chantier – CDIC. Quel mot terrible ! Bureaucratique, comptable, inutilement stressant et angoissant pour les personnes concernées, mais certainement pas humain et en décalage profond avec les principes éthiques exprimés, entre autres, dans le Manifeste VINCI. Le projet prend un engagement moral auprès de chacun des 2000 collaborateurs recrutés localement : celui de les accompagner durablement dans toute la mesure du possible, d’autant plus que le travail sur le chantier crée des liens forts, un véritable attachement aux hommes. Au lieu de « décrutement », nous avons donc convaincu toutes les parties prenantes d’utiliser le terme « redéploiement » qui non seulement est conforme à notre philosophie mais qui nous oblige à y être fidèles.
« Fin du chantier », attention à la démobilisation des esprits. Quel que soit le statut des collaborateurs – salariés permanents ou en CDIC – l’approche de la fin d’un chantier peut avoir un effet démobilisateur : les uns ont déjà à l’esprit leur prochaine affectation, quand les autres pensent à l’éventualité d’un retour à une situation difficile et anxiogène. Or c’est précisément dans la dernière ligne droite qu’il faut être le plus attentif, le plus précis, et c’est là aussi que le relâchement accroît les risques d’accident. Sur le projet de la ligne à grande vitesse, tout est donc fait pour que les équipes restent mobilisées jusqu’au bout, et l’expression « fin de chantier » est remplacée par « parachèvement ».
Encore un dernier exemple : lors des premiers échanges avec les responsables de Poitou-Charentes Nature, l’une des plus importantes associations de protection de l’environnement de la région, ceux-ci employaient le terme « balafre » pour désigner la ligne et son passage au travers d’une nature fragile. Il est vrai que les gens du chantier parlent eux de « la trace » pour désigner techniquement le « tracé » de la ligne et l’on peut penser qu’une trace est parfois indélébile. Mais de « trace » à « balafre », il y a beaucoup plus qu’un simple pas : ce dernier mot est évidemment difficilement compatible avec une vision positive du projet. La discussion a donc permis de faire accepter un autre terme : « le sillon ». Comme un laboureur, le chantier trace en effet son sillon qui permettra une belle récolte économique pour les territoires traversés. Et le projet prévoit la plantation de plus d’un million de végétaux de différentes espèces locales sur les côtés du « sillon ». Ce simple changement de vocabulaire a contribué à apaiser le regard sur le projet. (« Sillon » est aussi un terme ferroviaire : il désigne la tranche horaire affectée au passage d’un train sur une ligne.)
On notera enfin que le terme sera repris pour qualifier le Sillon Solidaire, fonds de dotation lancé par des collaborateurs de COSEA, afin de soutenir humainement et financièrement des projets associatifs luttant contre l’exclusion.